Acte premier. Aux environs de l’an 541, l’Empire romain est ravagé par la peste. Le bacille pénètre en Egypte par l’actuel Kenya, où une colonie de rongeurs a infecté les populations de la côte. L’épidémie va se diffuser à partir des principaux ports africains. Elle frappe Alexandrie, Antioche et Constantinople avant de gagner l’Asie et l’Europe. Presque un tiers des habitants de l’empire mourront.
Acte deux. En Amérique du Sud, de 540 à 570, une longue période de sécheresse met en difficulté les civilisations de la plaine. A la même époque naît le premier empire panpéruvien, celui des Huari. Ils développent un système de cultures en terrasses très productif, tracent, peut-être, le large réseau routier qu’utiliseront ensuite les Incas, inventent aussi le quipu, système de numération andin à base de cordelettes colorées et de noeuds. Les régions côtières, en déclin, passent sous la coupe des Huari.
Acte trois. “Il pleut de la poudre jaune comme s’il tombait de la neige”, écrit l’auteur de Nan Shi [Histoire des dynasties du Sud], l’une des grandes chroniques chinoises du VIe siècle, qui raconte le début d’un enchaînement fatal d’événements survenus à partir de la fin de l’année 533. En septembre 536, une terrible famine frappe les provinces du Nord. L’année suivante, il fait si froid qu’il neige en août dans le Guizhou, une région située à la même latitude que l’Italie du Sud. La crise alimentaire dure des années. De nombreux épisodes de cannibalisme sont rapportés. Les révoltes déstabilisent cette province de la Chine du Sud au point qu’en 589 la dynastie Sui, qui règne en Chine du Nord, lui déclare la guerre et la soumet. L’unification de la Chine est en route.
En trois actes à peu près contemporains, on assiste à la fin d’un monde, le monde antique. On pourrait également mentionner, à la même époque, l’effondrement de la cité-Etat de Teotihuacán ou la chute de Tikal, la grande cité maya.
En cette année 536 sévit une grande sécheresse, suivie d’une famine et d’une épidémie de variole ou de rougeole. Des populations entières fuient de la Corée vers le Japon, où cette migration va implanter des modèles culturels et institutionnels d’inspiration chinoise. La religion bouddhiste va y influencer le shintoïsme originel, ouvrant une période de profonde mutation de la civilisation japonaise, dans laquelle l’Etat-nation moderne puise son origine. En Occident, les années 536-537 sont marquées par les premières grandes invasions venues d’Orient. Des Slaves d’abord, puis des Avars. A cause, encore et toujours, de la sécheresse, la maudite sécheresse.
Tous ces bouleversements plus ou moins concomitants se produisent vers les années 530-540. Simple coïncidence ? Peut-être pas. Un journaliste anglais, David Keys, affirme qu’un dénominateur commun relie tous ces événements : un désastre naturel aux effets climatiques effroyables qui eut lieu en 535 et qu’il décrit dans son livre, Catastrophe. Spécialiste de l’archéologie, David Keys n’est pas un illuminé. Bien qu’il force parfois les relations de cause à effet, son hypothèse, très séduisante, s’appuie sur des recherches d’universitaires de renom comme Richard Stothers, Michael Rampino, Mike Baillie ou Keving Pang. Ces derniers ont publié de nombreuses études attestant d’un changement climatique aux effets planétaires et prolongés. Des traces de ce désastre ont été retrouvées dans les anneaux de croissance des arbres, un indicateur fréquemment utilisé pour reconstituer les climats du passé. De même, les carottes de glace prélevées dans les glaciers andins ou les sédiments lacustres conservent les indices d’une mutation climatique radicale intervenue à cette époque.
Mais quelle en est la raison ? David Keys, après avoir examiné l’hypothèse d’une collision avec un astéroïde ou une comète, opte pour l’éruption d’un volcan dans le détroit de la Sonde (entre Java et Sumatra, en Indonésie), où se trouve aujourd’hui le Krakatoa. Cette terrible éruption est décrite dans le Livre des anciens rois, un ouvrage javanais dont l’origine est controversée.
Quoi qu’il en soit, Jean d’Ephèse, historien et ecclésiastique du VIe siècle, décrit ce qui pourrait être les conséquences d’une telle éruption : “Le soleil émit des signaux que personne n’avait jamais vus jusqu’à ce jour. L’astre s’assombrit et resta ainsi pendant dix-huit mois. Chaque jour, il brillait pendant environ quatre heures mais sa lumière n’était plus qu’une sombre lueur.” Un autre historien, Procope de Césarée, décrit l’étrange comportement de l’astre pendant l’année 535. “Pendant presque toute l’année eut lieu un prodige terrifiant : le soleil irradiait une lumière sans clarté, semblable à celle de la lune.” En Italie, Cassiodore témoigne : “Il semble que le soleil ait perdu sa lumière habituelle, il paraît avoir pris une teinte bleuâtre.” Beaucoup d’autres sources, dans diverses régions de la planète, attestent de cette curiosité.
En revanche, il paraît difficile de l’attribuer à coup sûr à une violente éruption du Krakatoa. Reste que la puissance de l’activité de ce volcan est notoire. En 1883, une effroyable explosion fut entendue jusqu’en Australie, à 5 000 kilomètres de distance. Le Krakatoa vomit à cette occasion 20 kilomètres cubes de pierres ponces et de cendres. L’éruption provoqua un raz de marée si violent que les vagues se soulevèrent à plus de 30 mètres de haut, détruisant des dizaines de villes et tuant au moins 36 000 personnes. L’onde de choc parcourut trois fois la circonférence de la Terre en trente-six heures. En une ou deux semaines, une large écharpe de poussières volcaniques ceintura tout le globe au niveau de l’équateur. En Europe, les radiations du Soleil perdirent environ dix pour cent de leur intensité et la température terrestre chuta pendant trois années de suite.
Les recherches concernant la probable explosion volcanique de 535 n’en sont qu’à leurs débuts. Si elles devaient aboutir à une confirmation, la fin du monde antique telle que nous la connaissons serait alors à réécrire.