«Il faut soutenir l'industrie plutôt que la détruire», selon Bertrand Piccard

Dans son dernier livre « Réaliste. Soyons logiques autant qu’écologiques »*, le président de la Fondation Solar Impulse Bertrand Piccard propose une approche pragmatique et joyeuse de la transition énergétique.

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«Il faut soutenir l'industrie plutôt que la détruire», selon Bertrand Piccard
Bertrand Piccard, président de la Fondation Solar Impulse.

L'Usine Nouvelle. - Nous sommes à la Maison de la culture d’Amiens à l’occasion d’un événement sur l’art et l’innovation organisé par l’Université de technologie de Compiègne. Amiens est la ville de Jules Verne, qui a écrit sur les voyages en ballon et en avion électrique. Voyages que vous avez effectués. Quel rôle a joué la littérature dans votre parcours ?

Bertrand Piccard. - J’ai effectivement volé en tout cinq semaines en ballon, via différents vols. Et je vous confirme que Jules Verne a fait partie de mon éducation. Mon grand-père possédait les éditions originales des « Voyages extraordinaires », et ça l’a beaucoup inspiré. Lorsqu’il a plongé avec son premier bathyscaphe, dans le port de Dakar, il était en compagnie de l’explorateur Théodore Monod. Un scaphandrier est passé devant son hublot et il s’est dit qu’il avait déjà vu cette scène quelque part. Il s’est rendu compte que des gravures de « Vingt Mille Lieues sous les mers » décrivaient précisément cette scène. C’est incroyable à quel point les écrits de Jules Verne ont été prémonitoires. Ce n’est pas de la science-fiction, c’est de l’anticipation. C’est flagrant avec l’engin électrique de « Robur le Conquérant », qui fait écho au Solar Impulse.

L’art peut-il avoir une place dans l’innovation, en nourrissant les rêves nécessaires au processus créatif ?

Être créatif, c’est quoi ? C’est se mettre en rupture par rapport au statu quo, qu’il s’agisse d’art, de technologies, de politique. Si on n’est pas créatif, il n’y a pas d’évolution. Le statu quo renvoie au passé, au conditionnement, à ce qui a déjà été fait.

L’industrie fait-elle suffisamment preuve de créativité ?

Non. Souvent, on optimise, mais on n’innove pas. C’est le cas typique de l’aéronautique. L’aviation a innové de manière incroyable entre 1903 et 1973, des frères Wright au Concorde. Pendant toute cette période, il y a eu des ruptures en permanence, reflétées par l’architecture sans cesse changeante des avions. Mais depuis 1973, les avions se ressemblent tous. Il faut être spécialiste pour les distinguer. On n’a fait qu’améliorer, sans chercher à opérer des ruptures. Les avions sont devenus plus sûrs, plus silencieux, plus confortables, moins gourmands en énergie. Aujourd’hui, la crise environnementale est une occasion d’introduire des ruptures grâce à des solutions rentables qui protègent l’environnement. C’est ce que j’explique dans mon dernier livre.

Dans ce livre justement, vous dites que le patron de Boeing vous a fermé la porte au nez quand vous avez lancé Solar Impulse.

Oui, et il n’est pas le seul. Voici ce que l’ancien patron d’Airbus, Tom Enders, m’a dit : « Quand vous avez lancé votre projet d’avion solaire Solar Impulse, mes ingénieurs sont venus me voir et m’ont dit : “ Ne l’aidez pas, il ne pourra jamais construire cet avion. ” Quand l’avion a été construit, ils m’ont dit : “ Ne l’aidez pas, l’avion ne volera jamais. ” Quand l’avion a volé, ils m’ont dit : “ Ne l’aidez pas, il va s’écraser. ” Et après votre tour du monde, les mêmes sont venus me dire qu’il fallait développer au plus vite des programmes d’avions électriques. »

Pensez-vous que les lignes commencent à bouger dans ce secteur parfois taxé de conservatisme ?

L’enjeu environnemental force les lignes à bouger. Les annonces du président exécutif d’Airbus, Guillaume Faury, sur l’avion à hydrogène sont remarquables. Il s’est vraiment engagé. Il a peut-être eu des pressions, politiques et sociétales, mais pour sortir de sa zone de confort, il faut des pressions. Je salue son initiative.

Comment mettre en œuvre des solutions réalistes dans les autres secteurs ?

Nous avons montré, avec la Fondation Solar Impulse, quelles étaient les technologies rentables capables de participer à réduire l’empreinte carbone. Car il faut chercher à soutenir l’industrie plutôt que la détruire. Les gouvernements doivent ensuite favoriser l’implantation de ces solutions. Or c’est exactement le contraire qui se passe ! J’ai demandé à un ministre de l’Énergie d’un pays européen quels étaient les plus grands obstacles pour les énergies renouvelables. Il m’a répondu que c’était l’administration, incapable de fournir des concessions en raison d’une trop grande complexité, et les recours systématiques des protecteurs de l’environnement.

Allier le monde de l’écologie à celui de l’économie, tel est votre credo.

Exactement. Si on ne le fait pas, nous n’arriverons à rien. Pourquoi ? Si les gouvernants doivent créer des emplois et les industriels dégager du profit, il faut leur montrer comment y parvenir en étant plus écologiques. Autrefois, le profit et l’emploi étaient liés à la consommation, ce qui nous a mis dans une ornière. Car il fallait toujours consommer plus, produire plus, jeter plus. D’où le désastre environnemental actuel. Tout a été fondé sur une société du gaspillage. Désormais, on doit parvenir à créer de la richesse et de l’emploi sur l’efficience. C’est-à-dire les technologies qui permettent d’économiser, de consommer moins, de réutiliser davantage. C’est ça, l’éco-réalisme !

Il s’agit des 1 000 solutions face à la crise environnementale, identifiées par votre Fondation Solar Impulse ?

Oui, et nous en sommes même à 1 300 ! C’est un guide où trouver ce dont on a besoin. Mais il y a un second niveau, qui consiste à regarder chaque solution pour voir où l’appliquer.

De quoi s’agit-il précisément ?

On ne parle pas là de technologies de pointe. On n’espère pas sauver l’humanité avec des technologies complexes. Souvent, ce n’est que du bon sens. Prenez l’exemple des fumées des cheminées d’usine. Ce n’est pas que de la fumée, c’est aussi de la chaleur. La société française Eco-Tech Ceram propose de récupérer cette chaleur pour la remettre dans le système d’une usine, de quoi permettre de vraies réductions de consommation d’énergie. Les solutions concernent beaucoup les nouvelles sources d’énergies renouvelables. C’est le cas des petites turbines horizontales que l’on met sur le bord des toits pour récupérer les courants au niveau des façades des maisons. Un autre exemple ? Les sondes géothermiques de Schlumberger, permettant d’installer des pompes à chaleur dans les immeubles. Les solutions touchent aussi à l’économie circulaire, à l’utilisation de déchets.

Le lien entre économies et écologie est-il compris dans l’industrie ?

Quand je présente ces solutions, qui sont rentables, je peux vous dire que je suis bien reçu. Je leur parle d’écologie en mettant en avant les avantages qu’ils peuvent en tirer. Je ne leur parle pas de décroissance économique, mais de décroissance du gaspillage. Ce que je résume par le concept de croissance qualitative, qui crée de l’emploi et génère des profits en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. C’est une rupture de paradigme : au lieu de produire plus, on produit mieux.

Selon vous, l’écologie qui met de côté l’industrie est sans issue ?

D’un point de vue philosophique, décroître, vivre de manière plus simple, ça se tient. Mais lorsqu’on prône la décroissance économique, on fait peur à la majorité de la population. On n’a donc aucune chance d’atteindre son but. La décroissance, c’est une philosophie sans psychologie. La psychologie humaine veut toujours plus ou mieux, pas moins. Parler de décroissance en Europe, cela peut encore être entendu. Mais nous sommes un îlot de privilégiés par rapport au reste du monde qui n’a qu’un seul but, celui de se développer pour nous rejoindre. Comment demander à ces populations de renoncer à leur développement ? Et nous concernant, notre industrie permet de payer des salaires. Les dividendes des profits industriels servent pour la plupart à financer les caisses de pension. C’est tout ce qui permet de garantir le filet social. On ne peut pas prôner la décroissance économique sans aboutir à un chaos social.

Ce concept de croissance qualitative peut-il être audible en Chine ?

Le gouvernement chinois a très peur de la pollution et du chômage, car cela peut conduire à de la contestation sociale. Ce pays cherche à créer des emplois, tout en réduisant la pollution. Dans les pays les plus pauvres, les énergies renouvelables vont permettre de se développer sans faire les erreurs que nous avons commises. On peut y développer des microgrids, comme sait le faire Schneider Electric. L’industrie polluante représente le problème, mais l’industrie efficiente représente la solution.

Comment inciter les industriels à suivre cette voie de la croissance qualitative ?

D’abord, il s’agit d’investissements, pas de dépenses. Et c’est le bon moment, vu les faibles taux d’intérêt actuels. Mais c’est aussi le rôle de l’État, qui doit fixer le cadre dans lequel les citoyens et les entreprises vont pouvoir agir. Tant que les réglementations resteront archaïques, axées sur les vieilles technologies, cela restera légal de polluer. Il est temps de changer les lois. En la matière, on peut déjà faire beaucoup à l’échelle locale. J’ai cru que le consensus international serait atteint beaucoup plus tôt, notamment au sein des COP. Or tout le monde est frustré du temps que cela prend. D’où le dynamisme de certains acteurs locaux, comme les entreprises, les villes et les régions. À plus grande échelle, il faut reconnaître que l’Europe est active, avec la relance verte, la volonté d’établir une taxe carbone aux frontières.

Vous citez en exemple TotalEnergies parmi les industriels. Pour quelles raisons ?

C’est un cas intéressant de diversification et il va falloir s’assurer de sa bonne mise en œuvre. Quand j’ai dit à Patrick Pouyanné que j’admirais son engagement et ses décisions, il m’a dit qu’il n’avait pas le choix. Que sinon, son entreprise ne survivrait pas. C’est ce que doivent comprendre les autres industriels. Qu’ils soient égoïs­tement axés sur leurs profits ou compassionnellement ouverts à la protection de l’environnement, la seule manière de faire, c’est de passer à l’efficience d’énergie et de ressources, ainsi qu’aux énergies renouvelables.

Finalement, vous proposez de la réenchanter, en mettant en avant les solutions plutôt que les problèmes ?

Je suis profondément écologiste, mais je veux en faire quelque chose d’enthousiasmant, de motivant, de stimulant. Je cherche à séduire le monde industriel, économique et financier plutôt que l’attaquer.

Ça peut faire rêver l’écologie ?

Mais complètement ! L’écologie doit faire partie des rêves, non seulement des enfants, mais aussi des industriels.

 

Vous lisez un article du numéro 3700 de L'Usine Nouvelle publié en décembre 2021

 

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